Comme une grenouille dans l’eau tiède?
« Plongée dans de l’eau très chaude, une grenouille réagit brutalement et s’échappe d’un bond. La même, posée dans de l’eau froide qui monte lentement en température s’habitue et finit par s’engourdir. Incapable de réagir, elle finit par mourir ébouillantée ».
Merci à Gerard Bonos, journaliste, créateur et ancien directeur de l’information économique et politique de Radio Classique (1989 – 2008), d’inaugurer l’année 2023 du site Motamorphoz. Un regard sur le monde d’hier, une réflexion sur le monde qui vient.
De l’illusion à la déciliation
C’était hier. Les téléviseurs ressemblaient à de grosses boîtes avec un œil géant sur l’une de ses faces. Ils coûtaient assez cher et dominaient l’espace dans lequel on les avait installés. Sorte de Bouddha qui accueillait ses fidèles ; généralement en début de soirée. Puis, il y a un quart de siècle, sont apparus les écrans plats qui donnaient l’illusion d’être un peu au cinéma. Et – oh miracle – ils se mirent rapidement à coûter moins cher que « la grosse boîte » d’antan. Puis tous les produits manufacturés suivirent.
Mondialisation et technologies renforçaient chez nous l’illusion de se croire plus riches puisque, si les salaires progressaient lentement, les prix des produits manufacturés baissaient de manière significative. Et tant pis si des usines tournaient dans des conditions déplorables. C’était à l’autre bout du monde. D’un autre monde. Sauf les plus privilégiés qui adoptaient nos façons de vivre, de s’habiller, de goûter aux mêmes plaisirs, vins, parfums… et nos comportements. Du moins le croyions-nous. Sentiment renforcé par l’afflux de classes moyennes supérieures qui déferlaient dans les capitales mythiques : New-York, Paris, Londres, Rome… Chinois, Russes, Indiens, Chiliens ou Indonésiens, ils étaient nombreux à plonger dans le consumérisme le plus débridé comme, – croyaient-ils, le faisaient ces Occidentaux dont ils imaginaient la vie à travers les spots publicitaires des télévisions captées.
Concomitamment, le couple infernal mondialisation/nouvelles technologies généra des bulles de croissance qui enivrèrent presque tout le monde. Des années-fric dont chacun voulait sa part pour accumuler des richesses. C’est à partir de là que naît ce qu’on peut nommer « le grand quiproquo ».
Ce symbolique écran plat marquait en réalité le début d’une illusion.
Celui d’un monde magique où, bientôt, tout serait à la portée de tous. Avec pour support des marchés financiers capables de s’investir partout. L’argent parcourait la planète à la vitesse de la lumière ; avec plus ou moins de discernement quant aux investissements réalisés. Un an avant que n’éclate la bulle Internet, en mars 2000, j’ai vu trois financiers être au petits-soins pour cinq jeunes en jean-baskets buvant nonchalamment leur yaourt liquide avec une désinvolture confondante. Semblant prendre de haut ces trois « costume-cravate » qui leur apportaient l’argent nécessaire au développement de leur start-up. Une ouverture spectaculaire s’en est suivie et, grâce à une main d’œuvre docile qui permettait des prix de plus en plus bas, une consommation compulsive s’est emparée de la plupart des pays, occidentaux en tête.
Et puis, au lieu de monter au ciel, les arbres ont baissé les branches. Ce qui ruina une bonne part de ceux qui avaient financièrement misé sur ces nouveaux « Mozart » des technologies. À l’orée du XXIe siècle, le krach Internet a vu disparaître la plupart des « Mozart » au profit de quelques monstres aux milliards de clients ; dont on se demande à quelle échéance ils risquent de gouverner le monde. Ainsi, en vingt ans, nous sommes devenus d’inconscientes grenouilles dans l’eau tiède. Puis sont arrivés les coups de semonce : krach financier des « subprimes », crise de l’Euro et dettes abyssales. Avant la tempête (Covid, guerre en Ukraine, agressivité de la Chine, revirement de l’Arabie Saoudite, répressions meurtrières en Iran…) qui a fini de déciller les pays occidentaux.
De plus en plus nombreux sont les pays du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Asie qui reçoivent en grandes pompes les puissants autocrates, Russes et Chinois en tête, qui ne font pas mystère de leur hostilité envers les États-Unis, l’Europe et, plus largement, tous ces pays qui refusent l’intolérance et privilégie le débat démocratique (donc contradictoire), la liberté d’expression et la libre investigation des journalistes *, les vrais, qui ne sont inféodés à personne. Ces « Léviathan » nous regardent avec méfiance, voire mépris. N’hésitant pas à s’immiscer jusque dans notre vie politique pour influencer nos choix en utilisant les mensonges les plus éhontés.
Réussissant la performance de faire élire un Donald Trump qui, durant quatre ans, a hystérisé son pays au point que la violence s’invita jusqu’au sein même de l’institution la plus sacrée d’une démocratie : le Parlement. Mais, plus inquiétant, on a constaté lors de la finale de la coupe du monde de football entre l’Argentine et la France, que nombre de peuples sur tous les continents soutenaient les Argentins plus que les Français. Signe supplémentaire du désamour général vis-vis de notre pays, classé dans le camp de « ces occidentaux arrogants et donneurs de leçons ».
Au fil du temps, des sirènes empoisonnées se sont ainsi répandues dans toutes les nations, y compris dans notre Union Européenne où la porosité des intolérances se fait de plus en plus prégnante. Dans certains pays il ne reste plus qu’une feuille de papier à cigarette entre un « illibéralisme » revendiqué et un fascisme (à peine) dissimulé. Mais regarder les choses en face ne signifie pas se replier sur soi et vivre avec la peur d’être débordé. Il s’agit plutôt de savoir où mettre les limites de l’acceptable en matière d’échanges et de délocalisation.
Au contraire de la « Ligue hanséatique » ** au Moyen-âge où les villes marchandes du Nord de l’Europe s’étaient alliées pour conquérir et s’enrichir au dépend des peuples, une « Ligue démocrate » qui réunirait les pays qui partagent réellement les mêmes valeurs est une piste à creuser.
Le temps où l’on multipliait des transferts de technologies pour accéder à un marché doit maintenant se réguler. Reprendre la main sur ce qui nous est essentiel devient un impératif prioritaire ; notamment dans les domaines les plus stratégiques : infrastructures, alimentation, santé, sécurité intérieure et extérieure, justice… Ce qui, encore une fois, ne veut pas dire le rejet des autres mais des échanges plus équilibrés. Certes, les pays développés sont en grande partie responsables du retard de toutes les nations qu’ils ont exploitées. Mais s’ouvrir à eux sans discernement pourrait nous mettre en péril. On le voit actuellement avec les manœuvres économico-géopolitiques des pays évoqués plus haut. Personne ne sortirait gagnant d’un tel chaos.
Un rapprochement plus significatif des véritables démocraties serait aussi le signal qu’à travers le globe, il y a une espèce de continent dont l’alpha et oméga se nomment Liberté.
Car l’effet pervers de cette déchirure entre démocraties et dictatures réside en ce que les premières poursuivent et tentent d’éradiquer tous les malfaisants de la terre ; trafic de drogue, d’armes, d’êtres humains ou œuvres d’art, aucun scrupule n’étouffe les mafias. Quant aux secondes, elles les accueillent sans état d’âme dès lors qu’elles y trouvent leur compte. Ce sont deux conceptions du monde qui s’affrontent maintenant. La première au nom des valeurs humanistes (même s’il reste beaucoup à faire) quand les secondes se préoccupent bien plus des valeurs financières. Bref, nos démocraties n’ont jamais été aussi fragiles, qu’elles soient sanitaires, économiques ou géopolitiques. Souhaitons que l’année 2023 puisse confirmer une prise de conscience née de toutes ces épreuves.
Nous voilà prévenus et à chaque citoyen de choisir maintenant, en conscience, ce qu’il désire pour ses enfants.
** Extrait du communiqué de RSF : « À l’occasion de la 20e édition du Classement mondial, RSF a fait évoluer sa méthodologie, en travaillant avec un comité de sept experts issus du monde universitaire et des médias. Ce travail a permis de définir la liberté de la presse comme “la possibilité effective pour les journalistes, en tant qu’individus et en tant que collectifs, de sélectionner, produire et diffuser des informations dans l’intérêt général, indépendamment des interférences politiques, économiques, légales et sociales, et sans menaces pour leur sécurité physique et mentale”. Il en résulte cinq nouveaux indicateurs qui structurent le Classement et donnent une vision de la liberté de la presse dans sa complexité : contexte politique, cadre légal, contexte économique, contexte socioculturel et sécurité.
*** Regroupant dans un premier temps les villes marchandes d’Europe du Nord, la « Ligue hanséatique » s’inspirent de la « Ligue teutonique » qui regroupait des marchands d’une même profession qui peut à peu prirent le pouvoir dans le Nord de l’Europe et autour de la Baltique.