Le 10 mars 2019

La nomophobie est-elle une preuve d’impuissance ?

Élu mot de l’année 2018 par le Cambridge Dictionary, entré l’année précédente dans Le Robert, la nomophobie a curieusement été accueillie comme une révélation. Positivement, mettre un nom sur une névrose porte l’espoir d’une thérapie ! Le XIXe avait le spleen, Le XXIe la nomophobie. Le terme désigne la peur d’être séparé de son téléphone portable. Le mot est issu de la contraction, en anglais, de « no-mobile-phoebia ». Il a été proposé la première fois par la société de sondages YouGov dans le cadre d’une étude pour le UK Post Office sur les conséquences de l’usage massif, sous-entendu abusif voire compulsif, du portable.

Si le mot interroge, ce n’est pas seulement parce qu’on lui reproche une construction sémantique maladroite (en grec, nomos signifie « loi »). Le suffixe –phobie paraît, à beaucoup, démesuré. Ce sentiment d’exagération est accentué par le fait que le mot n’a pas été élu par les lexicologues du prestigieux dictionnaire anglais, mais par ses lecteurs. 

La « nomophobie » dit-elle un besoin de légitimer, en lui donnant un nom, une souffrance nouvelle ?

Quatre angoisses se cachent derrière la nomophobie. La peur de perdre le contrôle de son identité en ligne croise la peur de l’insignifiance et celle du cyber-harcèlement. La peur de l’abandon raconte les transformations de modèles relationnels, qui se sont fortement numérisés. La fameuse fear of missing out (FoMO, la peur de rater quelque chose) angoissait déjà Cathos dans Les Précieuses ridicules de Molière. Elle trouve son corollaire dans une concurrence qui s’installe entre les individus : les informés, les populaires, etc. Enfin, la peur de l’ennui masque une absence totale de tolérance à la frustration.

En creux, la nomophobie pointe la dépendance au téléphone portable, devenu une extension de l’individu (le fil invisible d’un téléphone). Elle évoque une autre angoisse : celle de l’incompatibilité de l’individu avec les exigences d’un monde toujours plus globalisé, qui va toujours plus vite, nourri de toujours plus d’information. C’était déjà cela, le nerf du « Mal du siècle ».

Le portable vient panser cette plaie béante, avec un paradoxe de taille ; en réaction à l’inconstance d’aujourd’hui, il rend intolérant aux incertitudes.

Le portable vient panser cette plaie béante, avec pourtant un paradoxe de taille ; en réaction à l’inconstance d’aujourd’hui, il rend intolérant aux incertitudes. Il pousse l’aberration jusqu’à inviter chacun à contrôler son propre besoin de contrôle. On trouve des applications qui indiquent le temps passé sur les réseaux sociaux. Dans la liste des effets secondaires indésirables, on compterait déjà le manque de patience, la perte de confiance en soi et les défauts de mémoire. 

L’addiction ne serait donc plus à prouver ; elle est néanmoins absente dans « nomophobie ». L’écrivain français Phil Marso est à l’origine de la Journée mondiale sans téléphone portable. Il avait proposé une alternative, « adikphonia », pour lever l’ambiguïté du terme.

L’empressement des lecteurs à préférer la nomophobie atteste certes de l’existence d’une souffrance.  Mais que dit la phobie que ne dit pas la dépendance ? Répondons à l’envers…

En étiquetant le Mal du siècle comme une « phobie », on dit l’irrationnel et, surtout, l’impuissance, quand la « dépendance » met face chacun à son pouvoir d’action.