Le 12 novembre 2019

La shazamisation : pouvoir ou délégation de la pensée ?

Un Français sur quatre utilise l’appli Yuka pour scanner ses produits avant de décider de la mettre ou non dans son panier. À la rentrée, ce succès a fait réagir les grandes marques de l’agroalimentaire, qui ont promis de s’aligner sur les attentes des consommateurs. Une victoire pour les militants de la transparence et de la qualité. Et un nouveau pouvoir pour les consommateurs.

Ce type de technologies se déploie, à la croisée des ambitions de la smartcity et du besoin d’informations que revendique la population. Jean-François Lemoine et Olivier Badot, tous deux chercheurs en gestion, désignent cela sous le terme de shazamisation, en référence à l’application Shazam, première du genre, dédiée à l’identification de titres musicaux.

Ce super-pouvoir a d’abord transformé les pratiques culturelles. Il transforme désormais les habitudes de consommation.

La shazamisation donne l’opportunité d’un choix éclairé et permet d’injecter du sens dans l’acte d’achat. Suite logique, le consommateur prend une part active dans l’élaboration même de l’offre. On voit fleurir des produits personnalisables, du t-shirt à l’appartement en passant par le meuble, le mug ou la taie d’oreiller. Que ce sens corresponde à un engagement collectif ou à une utilité économique revient au même ; ce qui compte, c’est que la consommation ne se justifie plus en elle-même.

C’est là tout le paradoxe : malgré l’argument du sens, l’acte de consommation en lui-même reste une finalité. 

Dans La quête de la certitude (1929), John Dewey, philosophe américain, explique que nos convictions sont trop souvent des réponses à l’insécurité du monde et qu’elles nous empêchent de questionner les objets qui nous entourent. Selon lui, pour sortir du dogme, il faut définitivement dépasser l’idée de finalité pour voir les objets du monde comme des moyens, des clés à questionner sans cesse. En d’autres termes, l’éthique reste éthique parce qu’elle est constamment soumise au doute.

Aussi l’immédiateté inhérente à la shazamisation pose-t-elle question : en proposant des réponses toutes faites — le titre d’une chanson, le score de recommandation — ces applications ne coupent-elles pas l’individu de la réflexion ? La quête du sens cache en réalité une course pour satisfaire des envies, sur mesure, à tout moment.

La shazamisation serait moins un plaidoyer pour la transparence qu’un symptôme d’une génération ATAWAD : any time, anywhere, any device.